Nous commençons ici la publication d’une partie de l’ouvrage « Naufrages sous contrôle ? » consacré à un centre de la mère et de son enfant, dans lequel nous avons pu réaliser des entretiens durant plusieurs mois, avec les résidentes et l’ensemble de l’équipe. Les prénoms utilisés ici sont fictifs.
Nous ne pouvons pas entrer en contact avec des personnes placées pour être observées dans le lien intime qu’elles créent et développent avec leur tout-petit sans quelques précautions d’usage. Observées, elles le sont puisque le but premier du placement est de voir si ces femmes, le plus souvent jeunes ou très jeunes [1], sont capables de s’occuper d’un tout-petit. Pour notre part, nous ne comptons pas sur un protocole pour entrer en contact, mais sur deux caractéristiques qui facilitent la relation. Tout d’abord, certains éléments de ce qui nous constitue dans notre vie et qui nous permettent de comprendre ou d’approcher de la compréhension de situations difficiles, par exemple le fait d’avoir vécu soi-même une enfance complexe ou des périodes d’intense remise en question ; ensuite, la sincérité, qui découle en partie d’une réelle considération pour les personnes placées et marginalisées par la société. Précisons d’emblée que cette considération n’a rien à voir avec de l’admiration, laquelle serait ici tout à fait contreproductive ; elle procède plutôt d’une horreur de la stigmatisation sociale qui les frappe.
Les jeunes femmes – et leur conjoint lorsqu’il résidait lui aussi au centre – n’ont rien caché de leurs envies, de leurs peurs, de leur détresse surtout. Nous présentons ici les principaux axes de leurs remarques vis-à-vis de leur situation au centre de l’enfant et de la mère, mais la plupart de ces réflexions pourraient trouver tout autant leur place ailleurs, dans des institutions « extrêmes » de l’éducation spécialisée comme des centres éducatifs fermés, par exemple. D’autre part, beaucoup de leurs remarques sont similaires à celles qui émergeaient dans les années 1970 à propos de l’asile sous l’effet du mouvement antipsychiatrique notamment [2].
Il n’est pas neutre et encore moins anecdotique que les éducateurs ou les personnes extérieures au centre soient « touchés » par certaines des résidentes. Le premier contact est décisif. Ainsi, Jessie, le jour de notre première rencontre, revenait d’une audience chez le juge, qui s’était particulièrement mal passée pour elle puisqu’elle souhaitait que le père n’ait pas de droits sur l’enfant ; or, le juge, à l’inverse, venait de lui en octroyer. Jessie en était bouleversée, et déclara d’emblée ne pas vouloir venir dîner dans la salle commune. Pourtant, un simple échange de regards la fit changer d’avis, et la première discussion entre nous se révéla très riche. En quoi un simple échange de regards peut-il modifier une décision ? Les explications pourraient être diverses, par exemple le fait de venir « voir » ce nouvel arrivant dans ce centre ou, par ailleurs, les invités sont peu nombreux. Il est cependant plus important de souligner la volonté de la plupart des résidentes de tisser du lien. Volonté consciente, dans le but de simplement sortir de la routine, et, si l’échange s’avère constructif, d’aller plus loin, par exemple en réfléchissant à sa situation et en voyant si le nouveau venu ne peut pas la faire évoluer. Il se crée alors un rapport d’utilité potentielle, et cette éventualité peut amener les personnes placées à manipuler les éducateurs comme les divers intervenants. De cette réalité, nous avons tenu compte, notamment en ne proposant ici que des extraits corroborés par d’autres résidentes lors d’autres entretiens individuels, ce qui indique au minimum une rationalisation, par les personnes placées, de leur mal-être ou des problèmes qu’elles rencontrent dans leur vie et dans l’institution. Il est peu utile de démêler ici l’exacte vérité de la tentative manipulatoire puisque, comme l’explique Maud Mannoni dans le cas de l’asile ou Harold Searles dans le cas de la relation psychothérapeutique [3], le patient finit très souvent par comprendre comment manipuler le médecin. Il en est de même avec les équipes éducatives, elles aussi manipulables. Le véritable enjeu se situe ailleurs : comment changer de paradigme, sortir des banalités du travail social apprises en formation et trop souvent rabâchées en analyse de la pratique, pour découvrir, sous le discours plus ou moins convenu, d’autres réalités ? Or, ce processus peut mettre en danger l’institution bien davantage que la personne placée. (Nous y reviendrons dans un chapitre que nous publierons plus tard sur le site.)
Du lien au possible abandon
Disons cependant d’emblée que cette capacité à toucher les autres, ou pour le dire de manière plus théorique, à créer rapidement les premières conditions d’un lien d’attachement (qui peut se révéler très vite soit stérile, soit une entrave à une relation saine, soit un « lien qui libère », lequel aidera alors la personne naufragée), n’est pas prise en compte sur un plan pédagogique institutionnel ; il faudrait ne pas considérer cette éventualité, et rejeter même l’idée d’un possible lien, apprend-on dans les instituts de formation en travail social où la norme se dit « distance professionnelle ». Ce concept est un pur non-sens, car l’approche de l’autre non seulement est constitutive de l’humanité, mais même de l’ensemble des mammifères et de la plupart des oiseaux [4].
Or, cette faculté d’entrer en lien très directement n’est pas anodine. Elle peut certes signifier que la naufragée a besoin de liens et qu’elle fera tout pour les maintenir, ou à l’inverse que les liens sont pour elle d’une complexité telle qu’elle ne pourra pas faire autrement que de les rompre. Quoi qu’il en soit, le caractère « touchant » d’une personne placée, enfant ou adulte, n’est pas sans signification : il marque une intensité dans la relation, que nous le voulions ou non – nous sommes souvent « touchés » en dehors de toute logique. Cette intensité devrait cependant être pensée et même analysée, à la fois pour les ouvertures qu’elle offre potentiellement et pour les dangers également qu’elle annonce : être « trop » touché, c’est risquer de transformer un « lien qui libère » en un « lien qui menotte », gâcher un moment de possible discussion vers l’émancipation et la laisser évoluer en une longue descente aux enfers, celle de la fusion-abandon, de l’impossible lien qui voudrait ignorer un contexte de dévastation. Ne plus rien contrôler, et se perdre corps et biens.
Les naufragées elles-mêmes peuvent avoir une conscience claire du mécanisme qui les anime, y compris s’il s’agit d’un lien pathologique, « abandonnique », dit-on en psychologie. Ainsi, Jessie évoque sa tentative infructueuse de s’installer dans la famille de son compagnon peu avant d’être enceinte : « Au moment d’aller dans ma famille, ça n’allait plus. Pourtant, j’avais préparé pendant un an, on a fait les choses bien, mais non. Au moment d’y aller, c’est une peur. Même si je connaissais mes ex-beaux-parents. Mais non. – Qu’est-ce qui vous fait peur, à votre avis ? – D’être re-abandonnée, je pense. Je me suis dit, c’est une famille, il y a encore… Je ne sais pas, c’est peut-être le fait que ça soit une famille. – C’est trop parfait, ou trop sûr ? – Trop sûr, hmm. J’avais peur de donner de l’importance à une personne et de les décevoir, et que ça se passe mal et qu’au final, on me rejette, et que… oui. – Vous vous sentez rejetée, là maintenant ? – Euh… [hésitation] Non. Par certaines personnes oui, mais d’autres non. [5] » Dans ce moment de doute de la jeune femme (seize ans), se lit à la fois sa conscience de sa capacité à toucher les autres, qui vont l’accueillir peut-être comme un membre à part entière de leur famille, et la peur d’être elle-même touchée, de perdre peut-être une part de sa liberté en échange d’attentions et d’affection.
Insistons : les éducateurs, plus touchés par certaines situations que d’autres, ne savent le plus souvent pas quoi faire de ce qui leur apparaît comme une faiblesse, à part l’évoquer en réunion d’équipe pour évacuer le trop-plein de stress ou de doute qui les envahit alors. Comment se fait-il que nous n’acceptions pas tout simplement ce fait comme biologique, totalement biologique : un lien d’attachement peut naître sans que cela doive être considéré comme une erreur. Mieux vaudrait, à l’inverse, travailler pour mieux utiliser ce lien et le transformer en un outil libérateur, en tirer des enseignements pour la vie dans le monde réel.
Or, ce qui se révèle dans les mots des résidentes au sujet des liens – avec la famille, avec les juges, avec les institutions – est souvent de l’ordre de la crainte, jusqu’à la terreur. Mais de quelle nature ? Selon nous, l’analyse doit prendre en compte à la fois la peur de ne pas être intégrée de quelque façon que ce soit à la société, et celle de devoir constamment prouver son désir de n’être rien qu’une personne ordinaire… alors qu’elle est si particulière. Thomas Szasz l’avait déjà noté : « Ceux qui sont habitués à être surveillés vivent comme s’ils étaient sur une scène ; ils ont appris à se cacher derrière un masque impersonnel. Seuls, sans public, sans surveillance, ils se rencontrent eux-mêmes et, ayant rencontré un fantôme, ils sont terrifiés [6]. » Ces jeunes femmes, souvent abandonnées par leur famille, apprennent ainsi à se cacher derrière des rôles qui leur permettent d’être acceptées, mieux, même : touchantes. Mais ce ne sont là que masques le plus souvent, et, lorsque la réalité les rattrape, la peur s’installe.
La peur aussi de passer à côté de la vie, car elles se jugent déjà si vieilles ! Ainsi, Jeanne l’évoque dès le premier entretien : « J’ai l’impression d’avoir cinquante ans ! Sincèrement ! Et devoir vivre encore un truc du style de ce par quoi je suis passée, ça le ferait pas. Je suis à un moment de ma vie où je sature. J’encaisse plus. J’ai encaissé pendant trop longtemps. J’ai vingt et un ans. J’ai trop encaissé [7]. » La détresse fait mûrir très vite, trop vite.
Du passé qui fait peur à la peur de l’avenir
Le passé traumatique ne s’efface jamais. La peur devient alors constitutive de la vie de ces individus, comme Jeanne l’explique : « On est dix enfants. Mon frère le plus vieux a quarante-trois ans. On a vécu chez ma mère, moi j’ai vécu chez ma grand-mère pendant plusieurs années, quand elle était encore en vie parce qu’elle me protégeait de ma mère, tout simplement, et une fois qu’elle est morte je suis partie en foyer, tout simplement, parce que sans ça j’allais me faire tuer. Ma mère, c’est une terroriste. Ça fait dix ans que je ne l’ai pas vue, et si je suis insomniaque, c’est à cause d’elle [8]. »
Même s’il est difficile de bâtir sur un tel passé, poser la question de l’avenir a un sens : le rôle du placement est de les aider à construire un futur positif. Nous ne rapportons là que les propos de Jessie, car c’est elle qui, au cours de l’ensemble des entretiens tenus dans ce centre, a développé le plus précisément une position qui n’est certes pas originale mais qui doit interroger tout adulte inquiet de ce que la société transmet à sa jeunesse.
« À aucun moment vous ne faites une introspection sur ce qui vous arrive ? – Non, j’ai peur.
Et quand vous étiez au centre psychiatrique ? – Ça ne parlait que de ça. Que de ça ! J’ai peur en fait de me dire qu’est-ce qui ne va pas, et qu’au final je retourne là-dedans, eh bien c’est ça qui ne va pas, et si je fais comme ça, est-ce que je vais réussir à faire ça, et je vais encore me gourer et ça ne va pas aller. Non, c’est trop de questions. Je préfère faire comme je le sens. Si je me plante, je me plante, ce n’est pas grave, on va réparer la connerie, point. C’est comme si c’était l’inconnu, j’ai peur, donc je ne préfère pas. Si j’ai envie de faire ça, je fais ça, si je sais que je ne fais pas une connerie, je le fais. Sinon, réfléchir, ce n’est pas possible… Le soir, c’est simple : je mange, je digère, je regarde la télé, je fume mon joint et je dors pour éviter de penser. Je suis tellement fatiguée par le joint que du coup, c’est une peur, c’est la peur de penser, de réfléchir, de me dire punaise qu’est-ce que je vais faire, qu’est-ce que je vais devenir. Donc, je fume mon joint et je dors. Et toutes les journées c’est comme ça ! Je pense que c’est comme ça que ça me fait du bien [9]. »
Ainsi, comme d’autres, Jessie n’a trouvé comme solution que de s’éviter de penser ; ce résultat, elle l’atteint grâce à la drogue au moment du coucher. Le parallèle serait aisé avec la société actuelle, qui s’auto-hypnotise par le biais des canaux numériques notamment [10]. Les résidentes et une part sans doute de la population ne fait que pratiquer une « hygiène » mentale minimale, qui a, pour le pouvoir, l’immense avantage d’éviter de « penser politique ». C’est en tout cas ce que dénoncent de nombreux activistes, en Europe comme outre-Atlantique [11]. Quoi qu’il en soit, nous pouvons remarquer que Jessie s’auto-hypnotise afin de se détourner des problèmes par ailleurs trop gigantesques pour sa taille de jeune mère de seize ans, et d’autres résidentes utilisaient la même méthode. Le travail de la société consisterait à les aider à dépasser cette peur, mais pour cela : commencer par l’affronter tout d’abord, la démonter [12].
Expier
Sans doute un long séjour en psychiatrie infantile a donné à Jessie une capacité de réflexion étonnante pour son âge. Même si les propos qui suivent peuvent relever d’une possible capacité à assombrir le tableau de sa vie pour susciter l’attachement par une certaine pitié, cette possibilité même d’une manipulation de l’interlocuteur n’est pas sans signification. Ainsi, Jessie déclare : « Je n’ai pas trop le choix d’expier, de toute façon [13]… »
« Expier », le terme n’est pas banal ; il est extrême, surtout qu’elle l’associe à l’absence de choix. Il serait facile de faire remonter à la surface un passé de notre civilisation dans lequel l’expiation joue un rôle. Nous pourrions évoquer l’exemple d’Antigone, qui elle aussi doit expier, par la mort, sa rébellion contre les lois de Thèbes. Ce terme, dont l’emploi dans la vie quotidienne est improbable et qui relève d’un niveau élaboré de langage, suscite des questionnements sur le sens même des institutions dont se dote la société. Finalement, l’un des rôles des institutions, au-delà du « reprofilage » des individus déviants, n’est-il pas également de les faire expier ce qu’on leur fait considérer comme une faute de leur part ? La peur de l’abandon qui s’empare alors de ces personnes, si elle s’explique par un vécu traumatique que de toute façon plus personne ne pourra modifier, est surtout en réalité une peur de l’avenir, une peur de ne jamais trouver ou construire des liens d’attachement sains et libérateurs. Cette peur, qui amène à tout casser, ce que l’on qualifie de comportement « abandonnique », n’est alors qu’une peur sociale de ne jamais s’intégrer à quoi que ce soit. Et lorsque l’individu se trouve seul, il fait face au fantôme de la vie perdue, passée mais aussi… déjà : à venir.
Des enfants imprévus
Les enfants des mères placées en centre maternel, de même que le fait de se retrouver en centre éducatif fermé, n’étaient pas toujours des événements prévisibles pour ces jeunes. Lorsque nous demandons à Jessie si elle avait prévu l’arrivée d’un enfant, elle répond : « Inattendu. Ce n’était même pas dans mes projets ! Parce qu’on en rigolait avec les copains, à treize ans, les bébés, tout ça… – Vous n’aviez pas treize ans mais quinze ans, c’est ça ? – Oui, oui ! Non, on en rigolait, et puis je n’en voulais pas parce que si c’est pour avoir un enfant et qu’il ait le même parcours, pas forcément, mais qu’il souffre autant que moi j’ai souffert [14]… » Cependant, d’autres résidentes avaient absolument désiré l’enfant qu’elles ont eue, et n’ont jamais envisagé autre chose que de l’élever. Ainsi, Amandine l’avait souhaité, voulait le garder et l’élever, même si elle n’avait pas d’expérience positive dans sa mémoire personnelle : « Je suis devenue maman. Je me suis dit qu’il n’y avait pas de mode d’emploi, qu’on faisait un peu comme on pouvait. […] Je ne sais pas vraiment ce qui fait que je serai peut-être une bonne mère, mais… rien que le fait de l’avoir porté, c’est magnifique [15]. »
Jeanne, après un déni de grossesse, n’avait pas non plus hésité : elle voulait garder cet enfant, qui était alors son troisième, les deux aînées ayant été placées : « Je ne suis pas arrivée par choix. C’était soit on y allait, soit on se le faisait retirer. On a décidé d’y aller [16]. » De même, Cindy déclare abruptement : « Il n’était pas voulu. Encore moins avec ce papa-là. Mais une vie, ça ne s’enlève pas comme ça. Une vie, c’est la meilleure des choses. » Mais elle affirme tout autant qu’elle a « trouvé une solution, le centre. Qu’ils puissent m’aider pendant les neuf mois de grossesse, et puis m’amener vers le haut [17] ! »
Ainsi et quelles que soient les circonstances particulières, l’essentiel est que ces jeunes mères ont choisi le placement en centre, et n’ont, à aucun moment, pris le risque de se voir retirer l’enfant, même si ce choix avait été contraint. Ce n’est pas pour autant qu’une fois leur décision prise, le placement en centre soit un long fleuve tranquille…
Planche de salut ou prison ?
Quand Jessie évoque le centre, elle le qualifie d’abord d’endroit qui lui a beaucoup donné : « Qu’est-ce que le centre lui-même vous a apporté ? – Tout ! [sourires] Il m’a tout apporté. Déjà, les valeurs que je n’avais pas avant. Avant, je me foutais de tout, que je vole à lui, à elle, je m’en foutais. Avant le petit, j’aurais eu de l’argent, je l’aurais dépensé n’importe comment. Là, j’ai su faire un budget, tant d’argent pour ça… Ils m’ont posé un cadre plus spécifique que ce que j’avais avant. Avant, c’était le droit de sortir à n’importe quelle heure. L’argent, je m’en foutais. – Ce cadre vous convient mieux que celui de la MECS ? – Oui. Je préfère ici, c’est plus adapté. De tous les foyers, c’est ici que j’ai le plus avancé. Et puis oui, j’ai grandi, avec tout ce que j’ai eu, c’est ici que j’ai avancé, c’est ici que j’ai eu un centre, des responsabilités. Au début, avec l’enfant, ce n’était pas facile, je sortais entre ses siestes, là je serais ressortie, je n’étais pas responsable. Ils ont mis du temps à me cadrer, au bout de deux ans de fugue, je tenais à ma liberté. Ils m’ont dit que ça ne marche pas comme ça, que maintenant qu’il y a un enfant, voilà [18]. »
Mais l’ambivalence est réelle, car elle en parle également en des termes qui rappellent la prison : « La mère se bat pour pouvoir sortir du centre, pour avoir sa liberté [19]. » Car le centre est également pour elle l’inverse de la liberté, et c’est la peur de l’avenir qui domine sa vie. La peur de l’abandon n’en est qu’un aspect.
Si l’histoire d’Amandine est très différente, le ressenti oscille entre cadre inadapté et chance à saisir : « … ça me tarde de repartir là où j’ai mes repères et de reprendre ma vie, indépendante. […] J’espère que ça sera le plus court possible parce que ce n’est pas facile. Psychologiquement, ce n’est pas facile d’être ici. Je ne sais pas pourquoi. Au début ça allait… L’éloignement de chez moi, de mes proches. Je n’ai pas beaucoup de proches. Je n’ai pas de famille, j’ai une famille mais je ne peux pas compter vraiment sur eux, et le fait d’avoir des gens qui sont devenus de la famille, même si ce n’est pas lié à du sang, c’est ma famille quand même, ils sont loin de moi et loin de mes repères, même si j’en ai pas beaucoup, ça n’est pas facile pour moi. C’est difficile. Et le fait de ne pas être autonome, de devoir rendre des comptes, ça n’est pas facile. J’ai l’impression de régresser. Je me dis que c’est un temps réduit et que, après ça, je ressortirai plus forte d’ici. Pour mon fils et pour moi [20]. »
Ce thème, la jeune mère le reprend trois jours plus tard, sous un autre angle : « À la base, je suis venue ici à cause des problèmes que j’avais avec le papa de C., et par rapport à mes papiers, mais le plus pressant c’était les problèmes avec le papa de C., et ici on me dit que le seul truc sur lequel on ne peut pas travailler, c’est la relation avec le papa de C., donc quelque part, c’est un petit peu embêtant pour moi, car je suis venue dans un cadre qui sort du cadre général d’ici parce que je n’ai pas de problème avec mon enfant, je ne suis pas placée juridiquement, mon enfant n’est pas placé, j’aurais pas dû être ici, j’aurais dû être au service destiné aux femmes ayant subi des violences, et puis par contre, c’est le même règlement pour tout le monde, donc il faut que j’en profite pour prendre l’aide qu’on me tend, et l’aide dont j’ai besoin on ne peut pas me la tendre ici. Donc c’est très compliqué pour moi quelque part. C’est dur et ça me presse de sortir. »
Telle est l’évidence : la planche de salut peut être considérée, dans le même temps, comme une chaîne. Nous pourrions citer plusieurs raisons à cet apparent paradoxe, et notamment que la planche de salut se présente comme la tentative, par la société, de rattraper la personne pour la faire réintégrer le monde de la normalité. Nous développerons ce thème par la suite.
L’enfant comme valeur
Ce n’est pas parce que leur propre enfance a été compliquée, voire désastreuse, que l’enfant n’apparaît pas comme une valeur aux résidentes du centre. L’enfant ouvre des possibles, parce qu’en instituant la jeune femme comme mère – et son conjoint comme père – et quel que soit l’avenir de la relation familiale, il modifie le statut social de ses parents. Ils ne sont plus de simples adultes, mais des « parents », et peu importe qu’ils soient ou pas « suffisamment bons » : ils le sont devenus, par l’enfant. C’est ainsi qu’Amandine affirme avec entrain de que son enfant lui « apporte énormément. Déjà, précise-t-elle, je ne suis plus toute seule. Ça, pendant longtemps, ça a été très compliqué et c’est aussi pour ça que j’ai pu descendre aussi bas [dans la consommation d’héroïne]. Parce que, pour moi-même, je ne voyais pas de raisons de me battre dans ma vie. […] Je n’avais pas de valeur dans ma vie. […] – Vous vous réalisez à travers cet enfant ? – Oui, j’ai vraiment l’impression de devenir quelqu’un. Avant d’avoir mon fils, j’avais l’impression de ne pas avoir de valeur [21]. »
Être incomprise ?
Cependant, l’enfant ne résout pas tous les problèmes, comme par miracle. Dans le cas de la drogue, Amandine se sent incomprise. Alors que les travailleurs sociaux l’ont considérée comme une femme battue par le père de son fils, Amandine voit les choses sous un angle différent : « Je pense que quelque part, ils [les éducatrices et éducateurs du centre] n’arrivent pas à entendre ici que je n’ai pas beaucoup à reprocher au père de C. Quelque part, il a ses raisons. Quelqu’un qui est complètement extérieur au monde de la drogue et qui voit ça devant un enfant qui a un mois, ça peut faire très peur aussi. Chacun sa façon de réagir, même si ce n’est pas la bonne. Il l’a entendu, il est prêt à faire des efforts là-dessus. Pourquoi je le condamnerais ? Si lui il est capable de me pardonner mon écart, je pense que je peux être capable de lui pardonner moi aussi. Il y a du travail à faire [22]… »
Cela pourrait n’être qu’une anecdote, mais ce cas illustre la possibilité, ou pas, de comprendre une expérience qui semble limite, alors qu’elle ne l’est pas pour le sujet. Les psychologues parlent, à propos des conduites dites à risques, de conduites « ordaliques [23] ». À l’adolescence notamment se développent en effet, chez certains individus, diverses conduites « dangereuses », que certains qualifient de « pathologiques » parce qu’elles mettraient en danger la vie de l’individu. Les scarifications en sont un exemple assez courant, et cela peut aller jusqu’à des mises en danger « extrêmes » comme dans le cas des pandillas ou maras des États-Unis et d’Amérique latine [24], les gangs, dont les rites de passage mettent en jeu la vie même du candidat à l’intégration dans le gang. Or, cette résistance qu’un jeune souhaite opposer au monde, cette volonté de s’affirmer à la marge d’une société très normative, et en l’occurrence trop normative, loin d’être de caractère pathologique, n’est qu’une simple modalité « anthropologique », une manière de vivre sa vie et de s’insérer ou s’imposer dans le monde : « Dans leur immense majorité, les conduites à risque ou les scarifications touchent des adolescent(e)s ‘‘ordinaires’’ qui ne souffrent d’aucune pathologie, au sens psychiatrique du terme, mais de meurtrissures réelles ou imaginaires de leur existence. Elles sont un recours anthropologique pour s’opposer à cette souffrance et se préserver », affirme ainsi David Le Breton [25]. Nous entendons souvent que ces conduites peuvent aboutir à la mort, par suicide notamment. Mais le raisonnement est sens dessus-dessous : ces conduites ne sont d’abord qu’une réaction face à une société qui, elle, ne sait pas reconnaître l’expression de certaines formes de mal-être. Ce ne sont pas les conduites qui aboutissent à la mort, c’est la société qui, aux yeux des individus marginalisés, ne leur laisserait plus aucune échappatoire. Ces conduites ne sont que des symptômes d’une réalité très complexe, que tout éducateur devrait prendre en compte. Mais prendre en compte un symptôme et ne pas écouter ce qu’en dit la personne concernée aboutit forcément à une incompréhension encore plus grande. Cependant, les réactions des éducateurs face aux propos d’Amandine font douter de la possibilité d’une transmission dans le cas des expériences limites, comme la consommation de drogue dure jusqu’à en être « défoncé ». D’autres expériences limites pourraient ici être invoquées, comme le vol ou l’internement psychiatrique. Sans doute, certaines expériences vécues sont si difficiles à partager qu’elles entraînent plutôt de l’incompréhension entre des personnes dont le statut, par rapport à la marginalité, s’oppose : « cas extrêmes » d’un côté, éducateurs de l’autre, ces derniers devant a priori ramener ces cas extrêmes dans le domaine de la norme, ou pour le moins d’un apaisement relatif, afin que ces personnes n’exaspèrent plus leur entourage. Mais calmer le jeu, rendre les personnes vivables pour leur entourage, n’est-ce pas à la fois les obliger à renoncer à s’exprimer par un symptôme qui dérange la société, et tout autant s’interdire, en tant qu’éducateur, d’approcher jamais ce qu’elles voudraient pourtant faire comprendre ?
[1] Au moment où nous sommes arrivés au centre maternel, Jessie avait seize ans et avait eu son enfant à l’âge de quinze ans. La plus âgée des mères placées avait une quarantaine d’années, et deux de ses enfants étaient déjà placés. Elle en avait à ce moment-là trois avec elle. Les trois autres mères avaient moins de vingt-trois ans.
[2] C’est pourquoi il sera fait référence ici, parfois, à des ouvrages de Maud Mannoni, Ronald Laing ou Thomas Szasz notamment. Voir la bibliographie.
[3] L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, , Gallimard, 1977.
[4] Les ouvrages qui traitent de ce point sont de plus en plus nombreux. Signalons juste ici l’ouvrage pionnier de Pierre Kroptokine, L’Entraide. Un facteur d’évolution (Montréal, Écosociété, 2001).
[5] Entretien du 1er juillet 2019.
[6] « La santé mentale à l’école », in Idéologie et Folie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », 1976, p. 200.
[7] Entretien du 29 août 2019
[8] Idem.
[9] Entretien du 13 août 2019
[10] Thème que nous avons développé dans Le Mythe de la culture numérique, Lormont, Le Bord de l’eau, 2015. Ce que nous pourrions appeler une véritable « hallucination collective » était sans doute en germe dans le cinéma. L’art, le « septième art », a été une tentative, réussie, de dépasser cet endormissement des sens par leur mise en alerte permanente. Cependant, aujourd’hui, la plupart des films et des vidéos qui circulent sur le web relèvent davantage de l’endormissement que de l’alerte !
[11] Ainsi, les inventeurs du rap au début des années 1970, The Last Poets, affirment que les gouvernement des États-Unis a massivement introduit la drogue dans les ghettos afro-américains dans les années 1960-1970 dans le seul but d’éradiquer le mouvement des Black Panthers. Et ce n’est qu’un exemple.
[12] Jeanne, pour sa part, affirme que la peur reste présente chez elle, au point qu’elle est pathologiquement « insomniaque ».
[13] Derniers mots de l’entretien du 13 août 2019.
[14] Entretien du 1er juillet 2019.
[15] Entretien du 13 août 2019.
[16] Entretien du 29 août 2019.
[17] Entretien du 5 novembre 2019.
[18] Entretien du 13 août 2019.
[19] Entretien du 1er juillet 2019.
[20] Entretien du 13 août 2019.
[21] Entretien du 13 août 2019.
[22] Idem.
[23] Voir par exemple <cairn.info/revue-psychotropes-2005-2-page-9.htm#>. L’ordalie était, au Moyen Âge, une épreuve judiciaire par laquelle un accusé acceptait de se soumettre au « jugement de Dieu » – ou il le demandait afin d’être enfin innocenté. L’ordalie consistait alors en une épreuve du feu, du fer chaud, etc., qui mettait en jeu la vie de la personne accusée, et qui la mettait à l’abri, par la suite, de toute poursuite… si elle sortait indemne de l’épreuve.
[24] Voir le film La Vida loca, de Christian Poveda, en DVD.
[25] Revue Empan, n° 57, 2005, disponible sur le web à l’adresse ou <cairn.info/revue-empan-2005-1-page-87.htm#>