Chapitre 3. Une constellation éducative

Troisième volet de notre publication de l’ouvrage à paraître, « Naufrages sous contrôle ».Ce chapitre analyse une conception de la pédagogie et comment elle se manifeste – ou pas – dans l’institution de la mère et de l’enfant où nous avons pu réaliser des entretiens.

Autour de l’enfant, dès sa naissance, se crée une « constellation éducative », un orchestre d’adultes (et d’enfants également, à commencer par les frères et sœurs, ou les autres petits autour du nourrisson), qui vont tous ensemble constituer l’univers de l’enfant. Nous savons que nous naissons « incomplets », avec un cerveau « fini » à 25 % seulement [1], ce qui implique une vérité fondamentale et largement étayée, tant par les neurosciences que par l’ethnographie, la sociologie comme la philosophie politique, et bien entendu les conceptions pédagogiques quelles qu’elles soient : le contexte dans lequel évolue l’enfant va être déterminant pour son mode d’inclusion dans le monde, ses pensées quotidiennes, et aussi, au fur et à mesure qu’il grandit, ses convictions éthiques et politiques, poétiques ou philosophiques, son appréhension de l’avenir, sa façon d’être d’une manière plus générale.

Non pas que tel contexte aboutisse forcément à telle personnalité, puisqu’il y a toujours au cours de l’enfance et encore à l’âge adulte, la possibilité de refuser le monde tel qu’il va, de se rebeller ou de ne l’accepter qu’à demi-mots. Quoi qu’il en soit, dans une institution du travail social, le contexte est largement modelé par l’ensemble des résidents qui y sont placés, des éducateurs et des autres personnes qui y travaillent. Ainsi, les enfants placés dans un foyer ou les résidentes d’un centre maternel et familial ont une influence les uns sur les autres ; les veilleuses de nuit peuvent être aussi essentielles que les éducateurs en titre – et pour Jean Oury, il était évident que toute personne de la clinique de La Borde, médecin psychiatre ou jardinier, cuisinier ou mécanicien, était un « soignant ».

Parfois cependant, cette conscience du rôle éducatif de chacun reste très abstraite, et les veilleuses de nuit ou les personnels dits « de service », ou encore le jardinier ou le taxi qui emmène les enfants d’un institut thérapeutique à tel rendez-vous, sont considérés comme bien moins importants que l’éducateur en titre.

Cet ouvrage n’est pas le lieu de revenir sur cette question, car elle est à notre avis définitivement tranchée : dans une constellation éducative, nous ne savons absolument pas d’avance qui sera l’étoile qui brillera le plus à tel moment pour la personne accompagnée ; toutes les étoiles doivent donc tâcher, non pas de briller le plus possible, mais de comprendre cette réalité fondamentale que tous les éduqués sont éducateurs à certains moments, et que toutes les personnes qui entourent un enfant, un adulte « placé », sont elles aussi des éducatrices, et cela sans aucune échelle hiérarchique selon le critère de l’efficacité. De David Cooper à Fernand Deligny, de Jean Oury à Janusz Korczak, la littérature abonde d’exemples concrets de cette réalité forte.

Malheureusement, il nous semble que des différences importantes entre certains groupes de professionnels peuvent poser des problèmes centraux dans la tâche que la constellation éducative se propose pourtant d’accomplir dans une certaine harmonie. Et bien entendu, il ne faut jamais oublier que, dans toute entreprise éducative, certains individus peuvent jouer un rôle négatif, voire toxique. C’est bien pour cette raison d’ailleurs que la société a choisi de placer des enfants, considérant le caractère malsain, voire toxique de leurs propres parents pour eux-mêmes.

Veilleuses de nuit « âgées » et « jeunes » éducatrices :

complémentarité ou discordance ?

La réalité du travail social aujourd’hui en France, la sélection des étudiants futurs éducateurs spécialisés et éducateurs de jeunes enfants, le niveau requis pour obtenir le diplôme aboutissent à ce que les étudiants entrent en formation très jeunes, souvent juste après l’obtention du baccalauréat, avec des idées sinon erronées, du moins souvent approximatives ou caricaturales, au sujet du travail social [2]. « Aider » est le grand mot, mais l’aide telle que se l’imaginent les étudiants ne correspond pas forcément à la réalité de terrain : les naufragés de cette société sont souvent rétifs à l’aide que nous voudrions leur apporter, car ils la sentent à la fois intéressée (elle aboutit à éviter que de trop fortes vagues ne secouent l’esquif social en calmant les éléments les plus marginalisés), hypocrite (puisque l’aide semble poursuivre d’autres buts que l’autonomie des personnes aidées, qui sont à l’inverse de plus en plus dépendantes de l’aide elle-même ; c’est le syndrome de l’assistanat), et parfois même inadaptée [3].

Ce problème que nous pourrions qualifier de psychosocial n’est pas nouveau ; il y a plusieurs siècles, en effet, Vincent de Paul exhortait déjà ses disciples en ces termes : « Priez pour que les pauvres nous pardonnent de les aider. » La relation d’aide est d’une complexité telle que le diplôme n’est finalement qu’une clé pour entrer dans une institution et obtenir un poste, mais il ne dit rien de la capacité de l’éducateur à réellement travailler à l’autonomie des personnes dont il a la charge. L’expérience des situations complexes semble alors s’imposer comme une nécessité avant d’espérer travailler efficacement avec ceux que nous appelons ici les « cas extrêmes [4] ». Si cela ne signifie pas forcément que de jeunes éducateurs sont inadaptés parce que trop peu expérimentés – ils pourraient combler leurs manques par d’autres qualités –, cela introduit cependant l’idée qu’a priori, l’expérience [5], que l’on acquiert souvent avec l’âge, fait sens dans le contexte des « cas extrêmes ».

À l’autre bout de la chaîne, dans la France des années 2020, des personnes d’un certain âge, le plus souvent des femmes, se retrouvent dans des situations personnelles parfois délicates, et doivent chercher du travail, que ce soit à cause de difficultés financières qui surgissent après le départ des enfants du foyer, d’un divorce, ou simplement l’envie de ne pas être mis tout de suite au rancart. La société française est en effet très dure avec les femmes, et dans une moindre mesure avec les hommes, qui, à un certain âge, souhaitent prendre ou reprendre une activité en accord avec leur éthique propre, par exemple orientée vers l’accompagnement des personnes en situation difficile. L’un des secteurs où cette réalité se retrouve est le travail social, et notamment chez les veilleuses de nuit – ce sont le plus souvent des femmes dans les institutions non dangereuses, où le niveau de violence potentielle est a priori faible. C’est ainsi qu’on se retrouve, dans de nombreuses institutions, avec une équipe d’éducatrices et éducateurs plutôt jeunes [6] et diplômés à un niveau important, et une équipe de veilleuses et veilleurs de nuit à l’inverse plutôt âgés, certes diplômés mais à un niveau inférieur. C’est tout à fait le cas dans le centre dans lequel nous avons mené nos entretiens.

Or, il se trouve que cette distance générationnelle, qui pose une équipe d’éducatrices jeunes et pour la plupart sans enfant face à une équipe de veilleuses de nuit nettement plus âgées et pour la plupart déjà mères d’enfants partis du foyer, n’est pas sans conséquences sur le travail éducatif mené là. En effet, dans le processus même du travail éducatif, un lien se crée entre l’éducateur et l’éduqué. Nous avons indiqué précédemment à quel point un renversement de ce lien est possible et souhaitable, à certains moments, afin que l’éduqué, se transformant en éducateur de l’éducateur, ne se sente pas assisté et rabaissé par une relation qui serait, sans cela, toujours à sens unique [7]. Mais avant même d’envisager le travail des éducateurs en ce sens, soulignons ici que le lien que tisse une jeune mère de seize ou vingt-trois ans, avec des éducatrices d’une vingtaine d’années n’est pas et ne sera jamais de même nature que celui qui se tissera avec une femme d’une cinquantaine d’années, qui pourrait être sa mère voire sa grand-mère.

Il ne s’agit pas ici de privilégier un lien plutôt qu’un autre, ni d’affirmer que tel lien sera forcément sain tandis que l’autre sera à coup sûr malsain. Il s’agit juste de comprendre le mode sur lequel fonctionne la « constellation éducative » dans un tel contexte, et, en l’occurrence, quelles différences les résidentes d’un centre maternel remarqueront entre les jeunes éducatrices et les veilleuses de nuit plus mûres. Or, dans les entretiens que nous avons eus avec les résidentes, et presque toujours hors enregistrement, les résidentes confient la difficulté qu’elles ont à se sentir observées par des jeunes femmes qui n’ont pas vécu l’événement intime qu’est l’arrivée d’un tout-petit dans sa vie, et elles sont plusieurs à attendre le soir et la discussion avec une veilleuse de nuit pour s’épancher, littéralement parfois. Si ce moment de la discussion était enregistré, la résidente demande tout de suite après que ce passage ne soit pas transcrit.

Tout d’abord, les résidentes ne veulent pas désavouer leur éducatrice référente – c’est toujours une éducatrice diplômée qui est référente d’une situation –, d’autant que toutes reconnaissent qu’en effet, les éducatrices leur apportent quelque chose. Les résidentes cependant ressentent que ce que leur donnent les éducatrices n’est pas de même nature que ce que leur offrent les veilleuses de nuit le soir. Encore une fois, il ne s’agit pas ici d’opposer éducatrices diplômées « de jour » et veilleuses de nuit moins diplômées, mais de comprendre comment fonctionne cette constellation éducative qui entoure cette relation mère-bébé placée sous observation, et éventuellement en tirer quelques idées pour la rendre moins protocolaire. La demande des résidentes que les passages concernant les rôles respectifs des éducatrices et des veilleuses de nuit disparaissent des entretiens n’est pas insignifiante. Elle indique que si complémentarité de ces relations il y a, elle est cependant mal reconnue par l’institution, ou plutôt : les éduqués estiment qu’elle ne sera pas comprise en termes simplement humains, et qu’il y a un risque réel qu’en témoigner aboutisse à l’inverse de l’effet souhaité, du fait de la hiérarchie en vigueur dans l’équipe éducative.

Cet effet souhaité n’est pourtant pas si révolutionnaire que cela : les résidentes semblent désirer une meilleure coordination entre les éducatrices et les veilleuses de nuit, une meilleure compréhension du rôle des secondes, et davantage de possibilité de profiter de leur expérience directe de l’enfant qui bouleverse une vie, expérience certes peu diplômée mais vécue, et non livresque, car il ne peut en être autrement.

Il faudrait, de plus, tenir compte de ce simple fait que le soir est un moment privilégié pour repenser à ce que l’on vient de vivre dans la journée, et au-delà, à sa vie en général. Lorsqu’on devient parent, le soir est un moment central, une fois l’enfant couché. C’est le moment où l’esprit se retrouve disponible à autre chose qu’aux soins à prodiguer au tout-petit, le moment aussi où la satisfaction du métier de parent bien accompli est enfin réelle : l’enfant dort, ce qui indique qu’il est rasséréné, que sa journée à lui aussi s’est bien passée. Coucher l’enfant et le regarder s’endormir est comme un sas vers la liberté retrouvée de l’adulte, qui sort ainsi de son métier strict de parent et peut alors endosser un autre rôle, le sien propre, a fortiori dans une période de sa vie aussi difficile que le placement. Car le placement est difficile à vivre, peut-être encore plus le soir que dans la journée, tellement occupée par toutes les tâches et les démarches à accomplir. Ainsi, Jessie raconte à sa façon l’angoisse qui s’empare d’elle au moment du coucher : « Le soir, c’est simple : je mange, je digère, je regarde la télé, je fume mon joint et je dors pour éviter de penser [8]. »

Ne pas penser n’est pourtant pas une solution. Ou alors, c’est qu’il manque quelque chose dans le placement, un moment de relaxation réelle, non pas relaxation physiologique seule, mais bien relâchement intellectuel, réflexif, prospectif. C’est à ce moment du soir qu’une présence humaine et simplement humaine est le plus décisive. Les entretiens avec les veilleuses de nuit montrent qu’elles ressentent elles aussi ce besoin essentiel pour les résidentes : « On est très utiles aux résidentes le soir, parce qu’on leur apporte une sécurité, et puis on veille sur elles, on les épaule. La nuit c’est différent du jour, elles ont besoin d’être rassurées et d’avoir une certaine sécurité [9]. »

Suivre ou pas la mère une fois qu’elle est partie du CMF ?

Une fois Jessie partie du centre maternel après avoir abandonné son enfant aux services sociaux, il était entendu que plus aucun éducateur n’aurait de ses nouvelles, voire n’en prendrait. Or, les éducatrices, prises dans la relation symbiotique qu’elles avaient tissée avec elle – nous y revenons plus loin – ont toutes cherché à prendre des nouvelles de Jessie, laquelle nous avait communiqué son numéro de téléphone portable. Jessie n’avait pas donné son numéro de téléphone à tous les éducateurs, et même si cela avait été le cas, l’interdiction posée de manière orthodoxe par le centre devait être transgressée par celles qui auraient voulu obtenir malgré tout des nouvelles. Pourquoi ne le fut-elle pas massivement ? Le poids de l’institution ! Pourquoi, alors, les éducatrices ont-elles néanmoins cherché à obtenir des nouvelles, par le biais des résidentes restées en contact avec Jessie, ou de nous-même puisque Jessie nous avait confié ce fameux numéro de téléphone qui est fil d’Ariane dans un monde qui se veut hyperconnecté ? Serait-ce la trace d’un manque, une façon dissimulée de désavouer l’orthodoxie du centre ? L’évidence n’est pourtant pas discutée, créant de fait, entre les résidentes et les éducatrices, un rapport inégal : les résidentes savent que les éducatrices souffrent ; les éducatrices font davantage que se confier aux résidentes puisqu’elles s’en rendent dépendantes affectivement, ne pouvant dissimuler leur souffrance face à l’absence de nouvelles de celles qui sont parties ; la direction du centre soit n’en sait rien, soit fait semblant de n’en rien savoir. Où est la logique, où est la confiance dans ce système clos et opaque ?

Là encore, la solution est très simple. Oui, bien sûr : il est nécessaire non seulement d’avoir des nouvelles de toute naufragée, mais même d’en demander, de prendre l’initiative de l’appeler, pour que l’institution, quelle que soit l’opinion de la naufragée, ne donne pas l’impression de n’être qu’un maillon, très faible, d’une machinerie qui broie l’être humain. Qu’a pensé Jessie de ce qui se tramait là, son enfant de fait abandonné aux services sociaux, elle-même repartant dans la ville où vivait sa mère, périmètre duquel elle avait été pourtant exclue par une décision de justice préalable mais qui restait le seul endroit à peu près sûr pour elle, sans même évoquer d’autres « erreurs » de son parcours personnel qui la précipitaient dans des lieux et des bras pourtant un moment détestés ?

Le retrait de l’institution se posant d’un coup hors du parcours de la naufragée, sous le prétexte que, de par sa propre décision, elle n’était plus une naufragée institutionnalisée, ne fait pas sens. Il est l’aveu d’une incompréhension de ce que constitue le naufrage dans notre société : une marginalisation subie, et non choisie, jusqu’à la stigmatisation. Le consentement à l’absurde, à l’ignoble, voire à l’horreur, n’est pas un consentement libre ; il n’est que le résultat d’un conditionnement, lequel ne se rompt que par un processus d’émancipation. Tout cela est politique, authentiquement politique, et même « infra-politique » au sens où cela sous-tend le politique, en est la base, le fondement authentique. Mais l’institution, en refusant de faire de la politique, ne comprend pas qu’elle se lie les mains, qu’elle se pose elle-même des entraves qui n’ont pas lieu d’être et qui gênent considérablement son travail éducatif.

Le cas particulier de cette jeune femme, qui avait un passé psychiatrique complexe, mérite d’être davantage analysé car il révèle selon nous que, dans certains cas « extrêmes », le rapport symbiotique entre l’éduqué et l’éducateur peut évoluer jusqu’à la limite de la mise en danger mentale. Nous citons ici Harold Searles et son article fondamental « L’effort pour rendre l’autre fou », en y intégrant des passages entre crochets que nous appliquons au cas de Jessie : « Dans la grande majorité des cas où le patient et le thérapeute [l’éduqué, Jessie, et l’équipe éducative] ont travaillé assez longtemps ensemble pour que cette relation symbiotique soit bien établie [ce qui est le cas ici], et où l’on s’aperçoit que tous deux désespèrent de leur travail [idem], il apparaît clairement que chacun lutte inconsciemment pour rendre l’autre fou – ou, plus exactement, pour le maintenir fou –, de sorte que les deux participants peuvent se cramponner à ce mode de relation symbiotique avec l’autre, mode de relation extrêmement immature et par conséquent ‘‘malade’’, mais profondément gratifiant [10]. » Bien sûr, ici, personne ne tentait de rendre l’autre « fou » au sens trivial du terme, mais chaque pôle était dépendant de l’autre, Jessie sur l’instant, les éducatrices à plus long terme ; le fait même que ces dernières demandent de ses nouvelles alors qu’elle était partie précipitamment du centre le montre. La relation qui s’était établie était devenue d’exclusivité – Jessie était leur chose mais elles-mêmes étaient les choses de Jessie, les éducatrices se rendant de fait toutes-puissantes tant que Jessie était au centre et toutes-dépendantes une fois la jeune femme partie –, et surtout ne pouvait plus être pensée dans une perspective de réussite. Les éducatrices « désespéraient de leur travail » de même que le thérapeute de Searles avec certains patients. Ce mode de vie partagée était en réalité profondément gratifiant pour l’équipe éducative, qui possédait ainsi, en ses murs, un cas extrême, en effet « touchant » et que chacun voulait sauver, mais le prix à payer était un investissement affectif qui débordait le cadre autorisé par l’institution. De quoi, en effet, devenir « fou », cette fois au sens trivial du terme…

Une anecdote prend dans ce cadre un caractère remarquable : alors que Jessie avait accepté la proposition d’une sortie de quelques heures en dehors de l’univers qui était le sien dans cette cité où se trouvait le centre, l’équipe éducative s’y est opposée en avançant le pseudo-argument que la jeune femme n’y était pas prête. Comme s’il s’agissait de « garder » pour soi un élément dont la présence apportait du sens par la situation difficile dans laquelle elle se débattait, et sans tenir compte de l’intérêt pour son émancipation de sortir du cercle restreint de son espace « vital ». L’effort qui se plaçait ainsi entre Jessie et l’équipe éducative était marqué par la recherche d’une coupure nécessaire mais qui, au fur et à mesure que la jeune femme grandissait, tout simplement, devenait de plus en plus aléatoire. À un certain moment, l’équipe en était donc devenue la « chose » de Jessie, en ayant pourtant fait de Jessie sa chose. C’est cependant la plus jeune – et également la plus en danger – qui a transformé cette coupure nécessaire en rupture immédiate, scellant ainsi le sort de son enfant, placé contre son gré.

L’intention de cette analyse n’est pas de jeter la pierre à qui que ce soit. Il s’agit juste de montrer qu’une analyse de faits quotidiens, souvent répétés comme les entretiens « bouleversants » des éducatrices avec Jessie, les pleurs et le mal-être qu’ils provoquaient et dont parlent les éducatrices dans leurs entretiens individuels, n’a pas été menée à son terme, du fait des limites posées par l’institution [11]. Comme si, en l’occurrence, un cadre pouvait faire sens. Il ne fait sens que pour l’institution elle-même : assurer sa continuité, et non pas prendre le risque – car cela devient un risque pour elle – de dépasser ce cadre pour être dans la bonne approche d’une personne en situation de naufrage total.   

La lutte contre le « téléphone intelligent [12] »

Les naufragés ne semblent pas comprendre qu’ils sont tracés sans cesse à cause de leurs téléphone intelligent ou de leurs réseaux sociaux, ni qu’un message virtuel agressif peut faire un mal très concret à la personne qui le reçoit et avoir des conséquences immédiates dramatiques. Certes, désormais, c’est l’ensemble de la population qui a consenti à cette emprise du virtuel. Mais si la virtualisation des rapports sociaux est devenue une donnée incontournable, est-ce une raison pour renoncer à notre critique du virtuel dans les lieux de l’éducation spécialisée où l’usage du téléphone intelligent est un authentique défi ? Dans la société de la surveillance généralisée que dessine l’actuelle Toile à travers l’usage hyper-majoritaire qui en est fait, ceux qui apparaissaient jusque-là comme hors limites [13], les naufragés comme nous préférons les appeler, trouveront-ils encore une place « digne », leur offrant une certaine autonomie et un respect de la part des « autres », mieux « normés » qu’eux ? Ces personnes risquent d’apparaître de plus en plus comme des inadaptés, des asociaux, dans une société qui, vivant les rapports humains sur un mode toujours plus virtuel, s’éloigne de la réalité à la fois biologique et sociale qui fait de l’être humain un être de communication directe et collective.

Les naufragés sont « mal profilés », ce qui n’implique aucun jugement de valeur : simplement, ces personnes ne se situent pas dans la norme promue par cette société à travers, notamment, l’école, les idéologies dominantes, l’État et ses forces répressives, ou encore les institutions, les médias… Ils se trouvent souvent enserrés dans des rapports humains violents, conflictuels, et continuent d’avoir un besoin vital de rapports humains vrais.

C’est un point totalement fondamental et indépassable du travail social : les personnes avec lesquelles nous travaillons en vue de la recherche de leur autonomie, même relative, sont toutes, du point de vue des liens d’attachement qu’elles tissent avec autrui, soit en construction de ces liens (jeunes enfants), soit en réparation (comme les naufragées du centre), soit en recherche de tels liens sains. C’est-à-dire que nous travaillons avec des personnes dont la réalité biologique et sociale doit être construite ou réparée. La solution ne peut dès lors être que biologique et sociale. L’illusion de la construction ou de la réparation du lien sur un mode virtuel ne saurait, au mieux, que complexifier à l’extrême une tâche déjà très délicate, et au pire : la rendre impossible par la confusion qui s’introduit dans notre monde entre la réalité et le virtuel.

Si le travail social est efficace dans la mesure où nous créons du « lien qui libère » avec les naufragés et que ce lien ne peut être que concret et quotidien, bien réel et palpable, alors l’invasion du numérique interroge ce lien car elle tend à lui substituer un lien virtuel généralisé entre les êtres.

La transition d’une société dans laquelle le lien ne pouvait être que concret vers un autre paradigme fondé sur la primauté du virtuel pose en soi un problème. Ce passage s’est opéré en une seule génération, ce qui est sans aucun doute beaucoup trop brusque, mais cette durée trop réduite pour une modification aussi substantielle des rapports humains signifie rien moins que l’imposition d’un nouveau type d’ordre social. Comme le montrent Eric Schmidt et Jared Cohen [14] dans le but de le glorifier, ce « nouvel âge digital » s’impose au détriment des marginaux, de ceux qui se situent hors du mainstream, comme l’on dit aujourd’hui, du « courant dominant » [15]. Qui plus est, il s’impose de façon violente sur un plan psychologique, car il induit un sentiment d’être constamment surveillé, une sorte de paranoïa dont l’intérêt, pour les puissants, est de faire entrer dans le rang ceux qui voudraient s’écarter des voies « normales ». Tel est le premier défi que pose l’invasion du numérique au travail social : il place une grande partie des personnes que nous accompagnons dans une situation encore plus marginale, par rapport au monde des gens « normaux », ceux qui ne sont pas handicapés, pas délinquants, pas déficients, qui ont un domicile et vivent en famille. La « vie digitale » que les naufragés – et les autres – inventent à travers leur téléphone intelligent, si elle ne les satisfait pas toujours, est cependant devenue une réalité : les rapports virtuels qu’ils entretiennent via cet engin sont devenus d’authentiques rapports sociaux.

Le virtuel complique nos interventions éducatives. Celles-ci passent en effet avant tout par un contact humain, simplement humain, une capacité à l’écoute, notre propension à l’empathie et à considérer avec bienveillance ces autres, naufragés socialement. Dans toute cette démarche, c’est de liens sociaux, de regards et d’attitudes concrètes, de contact humain, très humain, dont il est question.

Comment éduquer dans une société de la surveillance généralisée ? Le virtuel n’est pas une émancipation. Il n’est que déplacement du mode d’être-aux-autres à travers des liens directs, qui permettent plus ou moins à l’individu de s’accomplir en société, jusque vers un mode d’être-à-soi qui, en plaçant chacun devant un écran, l’érige en centre du monde se croyant autonome via des machines, et sans nécessité ni envie des autres. D’où, entre autres, le narcissisme actuel dans notre société.

Le virtuel casse la seule réalité humaine, directe et im-médiate, pour lui substituer un monde de rapports médiatisés entre les êtres, par des images, des écrans, des machines, des réseaux de câbles et de satellites. Comme le disait déjà il y a plus d’un demi-siècle Guy Debord dans La Société du spectacle, sans pourtant pouvoir imaginer un instant ce que serait le web : « … le spectacle est un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images [16]. »

Le rôle des éducateurs

Vu par les mères

Avant de donner la parole aux éducatrices, nous voulons ici mettre en évidence un point qui fait encore débat, alors qu’il devrait selon nous être réglé depuis longtemps : pourquoi donc nombre d’éducateurs ne veulent jamais accepter d’être éduqués par les éduqués ? Pourquoi donc faut-il qu’ils se réfugient à chaque fois derrière l’excuse commode – qui nous semble très fragile mais qui a pourtant la vie dure – de la manipulation ? Car, en dernière analyse, accepté d’être éduqué par les éduqués, c’est, nous répond l’institution, ne pas avoir compris à quel point l’éduqué nous a manipulé !

Ainsi, une question posée à Amandine a permis d’entrer dans cette problématique : « Est-ce que vous pensez qu’il serait nécessaire pour les éducateurs d’avoir traversé certaines difficultés pour vous comprendre ? – Je pense que certains ne peuvent pas comprendre. Sur certaines choses, on ne peut pas trop apprendre dans les livres. Il faut de la pratique. Je pense, par exemple, quand j’ai dit que j’ai pris de l’héroïne, ils ne sont pas dans le jugement, mais ils ne peuvent pas non plus comprendre. Ils ne sont pas dans le jugement, mais ils ne savent que ce qu’on leur en a dit. La drogue, les choses comme ça, c’est bien de ne pas juger, mais ce sont des choses que, si on ne les a pas vécues, on ne peut pas comprendre vraiment, même si on essaie [17]. »

Trois jours plus tard, dans un nouvel entretien : « Vous avez repensé au premier entretien ? –  [rires] Nous en avons discuté avec [une éducatrice], qui me demandait comment je l’avais vécu, et je disais que c’était bien parce que justement on pouvait échanger sur des sujets où vous avez vécu un peu des choses, où quelque part, on était compris, et où on ne se sentait pas forcément toujours compris avec les éducs. C’était compliqué parfois. [L’éducatrice] me disait : ‘‘Oui, moi qui ai ma vie tranquille, c’est vrai que parfois je ne peux pas comprendre, je suis peut-être plus dans le jugement ?’’ »

Dans cette banale réalité, il ne faudrait pas voir une dévalorisation de celles et ceux qui n’ont pas l’expérience de certaines extrémités, limites, transgressions ; il s’agissait juste ici de souligner qu’il faut partir de cette non-expérience pour construire un autre rapport avec la personne accompagnée. Voyons comment les éducatrices elles-mêmes en parlent.

Vu par les éducateurs eux-mêmes

Une éducatrice explique qu’au moment de l’arrivée d’une personne, une éducatrice référente est aussitôt choisie ; cette désignation, qui doit assurer auprès de la jeune mère un rapport particulier, un lien plus fort, se décide non pas en fonction des personnalités, tant de la personne accueillie que de l’éducatrice, mais de l’organisation de l’institution : « C’est plus en termes de charge de travail. Là, l’une d’entre nous a trois références tandis que l’autre n’en a plus qu’une, et donc c’est forcément elle qui va l’avoir [la nouvelle mère qui vient d’arriver ce jour-là]. Après, il est déjà arrivé qu’on dise qu’on est plus à l’aise avec cette personne-là. Changer en cours de route, ça, ce n’est jamais arrivé depuis que je travaille, mais c’est déjà arrivé une fois dans le service. Et je me suis déjà posée la question avec une situation, et finalement nous avons décidé de continuer. » Ainsi, l’institution se présente elle-même comme un ensemble de personnes parfaitement interchangeables, mais ce qui est remarquable est qu’aucune éducatrice n’a émis la moindre critique sur ce mode d’appariement éduquée-éducatrice fondé sur des considérations strictement bureaucratiques. Il semble pourtant simple de se donner du temps, d’avoir une période d’adaptation réciproque, de désigner une éducatrice référente provisoire, avant de décider quoi que ce soit de définitif – en premier lieu, mener le travail qui est très fourni en termes de dossiers, de rapports, de demandes d’aides, etc., avant d’attribuer une « référence ». Même si l’éducatrice indique qu’« après leur arrivée, c’est beaucoup d’observations, de mise en lien, créer un lien avec les personnes, de la confiance, beaucoup de dialogue, petit à petit s’apprivoiser », cette phase où les personnes s’apprivoisent n’est finalement pas mise à profit.

Pour une éducatrice, le travail doit s’effectuer en tâchant de ne pas faire empiéter le moi personnel avec le moi professionnel, tout en créant un lien de confiance. Elle s’explique ainsi : « Je dirais que c’est moi qui prend contact avec elles. Moi dans ma nature ou dans ce que je suis. Et puis, par contre, dans ma manière de leur répondre, je fais appel à mon moi professionnel, pour le coup. Parce qu’il y a des fois où elles disent des choses qui sont très intimes mais qui, pour le coup, dans leur situation, se doivent d’être rapportées à la référente de la situation ou à leur chef de service, ou bien même d’être rediscutées en équipe parce que ça suggère par exemple des inquiétudes par rapport à la prise en charge de leur enfant. » Et elle précise ce côté institutionnel : « Je les préviens toujours que ça sera rediscuté en équipe, que ce sera relayé aux autres professionnelles ; elles en sont toujours prévenues. C’est-à-dire que j’ai une discussion plutôt intime avec elle et si je sens que ça peut être rediscuté, je leur dis que là on ne parle que toutes les deux, mais il y a des choses parmi ce que vous m’avez dit qui me semblent importantes à relayer à mes collègues et ce sera fait. » Et comme la contradiction lui apparaît sans doute au fil de ses propres paroles, elle précise : « Parce que j’estime que c’est ça que de créer un lien de confiance avec elles, c’est de pouvoir leur signifier qu’elles ont droit à ce qu’on respecte leur intimité quand elles veulent nous parler d’une chose à nous et pas à quelqu’un d’autre, mais que pour autant, elles sont un peu ici avec des objectifs qui sont posés, des objectifs précis, et que ces objectifs-là font que l’on a besoin d’en parler en équipe. Mais dans un lien de confiance, pour ne pas casser ce lien de confiance-là, il est impensable pour moi de ne pas les prévenir que ça sera rediscuté derrière. »

La contradiction est donc très clairement exposée par cette éducatrice : intimité et nécessité de travailler dans l’ordre de l’intime d’un côté, objectifs précis posés par l’institution et acceptés par contrat par la jeune mère, de l’autre côté. La seule issue pour tenter de combiner ces deux réalités opposées est de prévenir que les propos tenus dans l’intimité… devront être dévoilés au nom des objectifs. La contradiction persiste donc, et elle est, à notre avis, au cœur des difficultés rencontrées par l’ensemble des éducatrices comme des éduqués. Elle conclut ainsi : « C’est-à-dire qu’on a un petit peu cette double casquette d’humain et de professionnel, finalement, sur laquelle il faut qu’on switche un petit peu H24 ». La discordance est absolue, le flou intégral, et vu du côté de la naufragée, en revanche, cela ne peut produire qu’une seule sensation : elles ont affaire à des individus interchangeables auxquels, de toute façon, se confier revient à tout dévoiler à l’institution.

Cependant, une autre éducatrice estime qu’« en face », les résidentes ne leur font pas tant confiance que cela : « C’est très compliqué d’obtenir que la personne soit authentique en face de nous. Ça c’est très compliqué. » Elle avance une explication qui montre, à notre avis, l’intérêt de croiser les intervenants « à plein temps » et les intervenants extérieurs et occasionnels : les personnes placées « savent que nous on va rester là et elles ne veulent pas s’accrocher, mais être en lien avec une personne qui ne va être que de passage, c’est encore plus facile de dire des choses, de déposer des choses, parce que la personne ne va pas rester donc elle n’a pas besoin de dire quelque chose avec de l’affection, où elle va se livrer, se mettre à nu, comparé à nous, ‘‘Oui, mais, elle, je vais la voir encore six mois ici’’, alors elle a peur de s’accrocher à la personne parce qu’elle a connu tellement l’abandon, car c’est difficile de créer une relation avec une personne référente. […] Ce n’est pas facile pour moi, pour plusieurs personnes, la séparation, la rupture, au revoir. Elles n’y arrivent pas, parfois justement pour faciliter ça, elles mettent en échec comme ça c’est plus facile, comme ça ce n’est pas elles qui ont pris la décision de partir, c’est nous qui les mettons dehors. C’est ça où parfois nous avons l’impression d’être en échec parce que la personne va tout manigancer pour être rejetée d’ici, clairement, et on a l’impression que c’est un échec, mais non, il faut juste accepter que c’est son fonctionnement, sa façon de penser, et aussi ses difficultés… Ce n’est pas si facile d’accepter. »

Ainsi, les membres de l’institution, ses représentants ou ses défenseurs – il est difficile de décider d’une qualification dans un tel contexte – que sont les éducateurs parviennent à aplatir la notion d’échec en construisant une explication qui a forcément une part de vérité au moment où survient l’échec, c’est-à-dire lors du départ. L’expression « mise en échec » renvoie à une réalité, mais tout dépend alors de la profondeur temporelle qui servira à analyser cet échec, et des actes éducatifs qui auront été posés tout au long du séjour de la personne naufragée. Dire que la « mise en échec » provient en dernière analyse du « fonctionnement » de la personne, c’est se dédouaner à bas prix de toute responsabilité – ce qui est en contradiction flagrante avec le fait même de l’institution, son existence, les buts pour lesquelles elle existe simplement.

Quoi qu’il en soit, parmi les qualités d’un éducateur dans un tel centre, une éducatrice place en premier lieu : « Arriver à créer un lien de confiance. Après, ça peut être mis en place par différentes qualités, l’écoute, faire des activités, essayer de cerner ce qui intéresse le jeune, pas mal d’observation. Et puis pas mal de réactivité, de créativité. Ils changent souvent d’avis. Ou pour les mobiliser. Parfois il y a des conflits, là c’est plus compliqué pour les mobiliser. » Face au fonctionnement quasi pathologique des naufragés, la tâche semble dès lors rude et complexe.

La vie personnelle et les expériences que la naufragée elle-même a vécues et apportées en matière de maternité n’est pas toujours un critère important pour certaines éducatrices de cette équipe. L’une d’entre elles déclare : « La première année, ça m’a posé un problème, déclare une éducatrice qui était sans enfant et qui venait d’arriver. J’avais une maman, une jeune à ce moment-là, dont j’avais la référence tout au début qui me disait ‘‘Ben toi t’es pas maman’’, et j’ai dû mettre à peu près une année pour trouver mon équilibre. Maintenant, ça ne me pose plus de souci. J’ai évolué dans ma pratique dans le sens où je m’appuie beaucoup sur les compétences des parents, je les laisse au centre. Ils m’apprennent aussi des choses, je travaille plutôt avec eux dans ce sens-là. » Une autre éducatrice est plus catégorique et estime que ses « connaissances théoriques prennent le dessus sur le fait [qu’elle n’ait] pas d’enfant ». En termes d’âge, cependant, une de ses collègues adopte une position plus mitigée : « Je pense que ça ne ferait pas de mal un peu plus de mixité avec une ou deux personnes autour de 35-40 ans, 45 ans. Pour l’expérience, le vécu. » Car l’équipe du centre, à ce moment-là, est composée de très jeunes femmes, à part la psychologue, un peu plus âgée que les éducatrices.

À une question sur le rôle de l’institution, une éducatrice indique qu’il est positif, mais nuance aussitôt : « Pensez-vous que l’institution peut quelque chose pour ces personnes marginalisées ? – Oui. L’institution en elle-même, peut-être pas. Les personnes qui travaillent pour cette institution, oui. L’institution, je pense qu’à leurs yeux [des jeunes mères placées], ce n’est qu’une institution de plus, ce n’est qu’un grand titre de plus, et ce n’est qu’un mur de plus, par lequel elles passent. Par contre, ce sont les personnes qu’elles vont rencontrer, à qui elles vont être confrontées, au sein de ces institutions, qui vont faire que leur situation va évoluer, ou vont jouer un rôle dans leur situation, ou même dans ce qu’elles sont. L’institution permet aussi d’offrir un cadre pour ces personnes-là, donc elle n’y est pas pour rien non plus. […] pour les personnes qui sont accompagnées au sein de l’institution, ce sont les professionnels qui jouent et pas l’institution elle-même, à mon sens. En tout cas, c’est ce que le professionnel fait de l’institution. »

Les rapports avec l’Aide Sociale à l’Enfance, lorsqu’ils sont évoqués, sont toujours sujets de doutes extrêmement graves. C’est ainsi qu’une éducatrice raconte, à propos de l’éducatrice de placement de Jessie, qui allait avoir une influence déterminante sur les décisions concernant cette jeune mère : « À chaque fois, ça venait de moi qui allais la chercher, quand il y avait des choses graves, ce n’était pas régulier, elle n’avait pas la situation en tête. Parce que déjà elle est overbookée, elle n’a aucune situation en tête… » Et de constater, amère : « Un bon éduc de suivi de placement, il n’est pas en contact qu’avec le dossier »… Mais ces éducateurs ont une trentaine, et même plus, de dossiers à suivre. Comment comprendre par le détail autant de situations aussi complexes ? Nous ne nous étendrons pas sur ce point car notre but n’est pas de proposer la réforme d’une machinerie qu’il nous semble, de fait, impossible de réformer. Nous ne nous intéressons dans cet ouvrage qu’aux personnes inaudibles et invisibles dans notre société. Mais cela ne signifie pas que nous oublions les responsabilités institutionnelles ; notre but est plutôt, ici, de montrer comment les « cas extrêmes » les vivent parce que l’institution et la société dans son ensemble ont peut-être « intérêt » à ce que ce soit vécu ainsi : très mal. La solution est pourtant simple, comme le dit cette éducatrice : « J’ai travaillé un an à X. en placement familial d’urgence, et notre cheffe de service se battait pour qu’on ait dix situations chacune. C’était l’idéal. Dix situations, on avait le temps d’aller une fois par semaine en famille, d’aller voir les familles d’accueil. »

Il nous semble que les éducatrices oublient un aspect de la réalité : elles influencent les personnes qu’elles accompagnent à un niveau qui n’est pas seulement individuel, parce qu’elles sont les représentantes d’une institution, qu’elles le veuillent ou non. Et cette institution « pense » leur travail éducatif d’une manière qui diffère sensiblement de ce qu’elles pensent elles-mêmes, intimement. Cette réalité n’est pas nouvelle. Ainsi, Roger Gentis la mettait en évidence dès les années 1970 en des termes sans équivoques qu’il nous semble utile de reprendre ici : « … il y a deux niveaux auxquels on peut envisager les choses. Le seul auquel on prête habituellement attention, c’est le niveau de la pratique ponctuelle, individuelle. C’est le niveau où les travailleurs sociaux sont engagés personnellement, dans leur pratique de chaque jour. Et à ce niveau-là, ils ont souvent l’impression de faire du bon travail, et on ne peut pas dire le contraire. C’est vrai qu’ils rendent de réels services à pas mal de gens, c’est vrai qu’ils redressent bien des erreurs éducatives, qu’ils aident véritablement des parents à mieux se débrouiller et des enfants à mieux s’en sortir. Et c’est pour ça qu’ils trouvent très injuste qu’on les critique, qu’on conteste leur pratique et sa fonction dans la société. Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que, si on porte l’éclairage à un autre niveau, au niveau de la généralité de cette pratique, ce qui apparaît c’est qu’elle institue une véritable tutelle éducative sur un nombre croissant de familles, qu’elle dépossède un nombre croissant de parents d’une partie au moins de leurs responsabilités éducatives entre les mains d’un corps de spécialistes : enseignants, pédagogues, éducateurs, psychologues, etc. [18] »

Cette réalité aboutit d’une part à ce que, souvent, les éducateurs ne comprennent pas que la colère parfois dirigée contre eux l’est plutôt, en réalité, contre l’institution, même s’ils ne font que la représenter voire s’ils la critiquent par ailleurs ; d’autre part à ce que les éducateurs construisent des leurres pour se penser et se voir – s’imaginer – en professionnels dotés du pouvoir de transformer les individus. Ils n’aperçoivent pas, pour une partie d’entre eux, que tout individu est largement tributaire de son contexte, qu’il ne peut se réaliser lui-même qu’en maintenant le système à distance, et qu’en l’occurrence, tout individu placé se trouve à l’inverse dans la situation de n’avoir rien pu maintenir à distance. Certaines personnes sont même broyées par le système, ne nous le cachons pas. Si les cas extrêmes que nous rencontrons affirment le plus souvent qu’ils se sentent en prison, même s’ils ne sont pas enfermés dans un centre éducatif renforcé, c’est bien parce qu’ils ressentent le souffle lourd du système peser sur leur nuque comme une guillotine sociale, et leur interdire toute déviance.

Il ne s’agit pas de prôner la déviance comme solution, mais de dire qu’il sera très difficile d’aller vers l’émancipation de personnes qui se sentent, non sans exagération, incarcérées, ou juste dominées. Le problème éducatif devient, là, sans le moindre doute, politique. Et comment le résoudre en l’absence de toute intervention dans le champ du politique ? Dans le contexte de dépolitisation qui est le nôtre ?


[1] Voir, au sujet des développements récents des neurosciences, Bébé sapiens, Actes d’un colloque tenu à Cerisy-la-Salle, Toulouse, Érès, 2017.

[2] Nous partons ici de notre propre expérience de formateur en pédagogie dans un institut du travail social, pour des étudiants accompagnants éducatifs et sociaux, moniteurs-éducateurs, éducateurs spécialisés, éducateurs techniques spécialisés et éducateurs de jeunes enfants, sans oublier les assistants familiaux, lesquels, cependant, ne rentrent pas dans ce schéma car ils sont déjà tous, sans exception, sur le terrain…

[3] Nous discutons de l’inadaptation de certaines interventions dans Pédagogie pour des temps difficiles, op. cit. Voir aussi l’ouvrage majeur de Patrick Declerk, Naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, coll. « Terre Humaine », 2001.

[4] Pour ceux qui en doutent, l’ouvrage majeur de Patrick Declerk, Naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, coll. « Terre Humaine », 2001, est sans appel. L’auteur, pourtant expérimenté, confesse avoir mis des années avant de comprendre où se situaient les impossibilités réelles de son travail. Ce livre devrait être lu par toutes les personnes prétendant travailler avec des « cas extrêmes ».

[5] Il serait cependant assez évident de mettre immédiatement en place une réforme du parcours professionnel, en listant les institutions « extrêmes » (au sens que nous employons ici, soit les centres maternels, les centres éducatifs fermés et ce qui relève de la judiciarisation de la jeunesse) et en exigeant de tout éducateur qui veut y travailler une expérience préalable suffisante dans des lieux non extrêmes.

[6] En 2020, un éducateur spécialisé travaille en moyenne sept petites années avant de se réorienter vers d’autres domaines, tellement ce métier est complexe, déroutant et offre finalement peu de satisfactions professionnelles.

[7] Ce que nous affirmons ici ne nie pas que des individus pervers puissent manœuvrer la relation à leur propre avantage. Le professionnel de l’éducation spécialisé doit être conscient de ce danger particulière, et savoir identifier, rapidement, un individu pervers.

[8] Entretien du 13 août 2019.

[9] Entretien avec une veilleuse de nuit, décembre 2019.

[10] L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 1977, p 182.

[11] Par exemple en analyse de la pratique, comme le révèle cet extrait d’un entretien : « [Jessie] m’a poussée à bout. Elle a abusé des libertés, et je me suis pris un ouragan il y a quinze jours alors que je m’y attendais pas du tout. J’allais pleine de bonnes intentions vers elle. – Elle vous a dit que vous la laissiez trop faire ce qu’elle voulait ? – Non, elle ne l’a pas dit comme ça, mais c’est ressorti en analyse de la pratique hier, que comme on ne lui avait pas donné de cadre, elle avait trop de choix et elle n’arrivait pas à s’identifier dans ses choix et qu’il fallait qu’elle soit plus guidée. »

[12] Nous employons la traduction québécoise du mot anglais « smartphone », pour éviter l’anglicisme impérialiste… « Smart » en anglais, signifie « intelligent » – tout un programme !

[13] Là encore pour refuser l’anglicisme « borderline ».

[14] Respectivement, en 2013, PDG de Google et directeur de la boîte à idées Google Ideas, auteurs de The New Digital Age. Reshaping the Future of People, Nations and Business (« Le Nouvel Âge digital. Refaçonner le futur des peuples, des nations et des affaires »), paru en 2013, chez Knopf. Voir Philippe Godard, Échapper au nouvel âge digital ? <piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=439>

[15] Voir Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias, Frédéric Martel, coll. « Champs », Flammarion, 2011.

[16] Publié chez Buchet-Chastel pour la première édition en 1967. Il s’agit de la thèse 4.

[17] Entretien du 13 août 2019.

[18] Roger Gentis, Traité de psychiatrie provisoire, François Maspero, 1977, p. 154.

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