Quatrième partie de notre publication de l’ouvrage Naufrages sous contrôle.
La parentalité est un concept flou à son origine. Dans les années 1990, la parentalité se définit en effet comme l’« ensemble des savoir-être et savoir-faire affectifs, techniques, intellectuels et sociaux que les hommes et les femmes doivent mettre en œuvre pour éduquer les enfants [1] ». L’étonnant, dans cette formulation, est qu’il y est fait allusion non pas aux « parents », mais aux « hommes » et aux « femmes » auxquels est confiée la charge d’éduquer les enfants. Les adultes doivent-ils s’en charger collectivement ? Si oui, à quel niveau, à celui de la nation ? Car si c’était au niveau de la seule famille, pourquoi ne pas parler des parents, de la mère et du père, ou même des géniteurs ? L’avenir du concept ne le dira pas davantage. Car, dès cette époque, la notion de famille est entrée dans une crise que certains voudraient finale. Alors qu’une mentalité « progressiste » prétend élargir considérablement les cadres de la famille par le biais de l’homoparentalité ou de la promotion des modes technologiques d’obtenir un enfant, leurs adversaires « conservateurs » ne savent qu’opposer d’antiques discours familialistes totalement inadaptés à la réalité du xxie siècle.
Le grand perdant, dans cette affaire, est celui duquel tout le monde prétend pourtant se soucier : l’enfant. Comme le constate Gérard Neyrand : « On se rend compte ainsi que ce à quoi est confronté le bébé d’aujourd’hui, et le bébé à venir, c’est la question du renouvellement des normes sociales et de leur rapport au politique. Pour reprendre un slogan des années 1970, le bébé aussi est politique ! [2] » Au soin propre de l’enfant, nous avons substitué le soin aux adultes en proie au désir d’enfant.
La parentalité fait irruption dans le « paysage socioculturel » au moment où le déclin de la famille devient si visible qu’il n’est plus possible de le dissimuler. Comme à chaque fois que se produit un tel phénomène, deux courants principaux se structurent pour exprimer les positions les plus antagonistes, et aussi les plus simplistes. Le premier courant, qualifié par les médias de traditionnel, voire « traditionnaliste », défend les valeurs et les vertus habituelles de la famille ; il porte l’idée que la famille forme une entité animée par des valeurs antiques ou ancestrales, immuables, lesquelles restent cependant, selon eux, adaptées au monde contemporain. Le second courant part de l’idée inverse que la famille traditionnelle n’est plus à l’ordre du jour et qu’il en existe désormais d’autres formes, bien plus viables. L’accent a souvent été mis sur l’homoparentalité, par les médias notamment, alors qu’elle ne concerne que très peu d’enfants [3] ; en revanche, son utilité politique est grande puisque l’homoparentalité permet en effet de marquer un clivage politique très net avec le premier courant, lequel, forcément, ne l’accepte pas. Si l’abolition de la famille « traditionnelle » n’est pas un objectif proclamé de ce courant, il semble que tout soit mis en œuvre, consciemment ou non, pour l’atteindre cependant.
Les chiffres montrent que, depuis les années 2000, la majorité des enfants naissent hors mariage [4] ; cependant, la famille « traditionnelle » composée de deux adultes de sexes différents et de leurs enfants vivant sous leur toit reste encore largement majoritaire [5], contrairement à ce qui est souvent annoncé. Plus les enfants sont « grands », moins ils vivent dans une famille traditionnelle puisque les divorces et les recompositions de famille se produisent alors que des enfants sont déjà nés, mais plus de 60 % des familles restent « traditionnelles » en France en 2020.
Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons plus désormais parler simplement de « famille », puisque ce concept ne recouvre plus une forme précise de structure ; nous devons préciser par un adjectif de quelle famille nous parlons : famille « traditionnelle » (mais pourquoi ce terme qui sent le rétrograde et le réactionnaire ?), famille recomposée, famille monoparentale, famille d’accueil (curieusement, ce terme-là aussi a disparu, et nous devons désormais parler d’« assistants familiaux », donc, en toute logique, nous devrions compter dorénavant avec des « familles assistantes » tandis que d’autres devraient être désignées comme des « familles assistées »…).
Lorsque le clivage est devenu évident, l’État a lancé sur la piste médiatique et politicienne la parentalité, gadget idéologique dont se sont emparé celles et ceux qui aiment la polémique et souhaitent sans doute se faire un nom autour d’un nouveau concept [6]. En réalité, la parentalité est un concept creux, qui ne fait que dissimuler les vrais débats, que nous allons aborder maintenant.
Le désir d’enfant
La parentalité, sous quelque forme que ce soit, ne se préoccupe jamais du désir d’enfant, de cette lubie qui consiste, dans une société marquée par l’incertitude forte du lendemain, à (presque) tout prévoir pour son enfant, à le vouloir en individu qui réussira à l’école puis dans son métier (selon les normes dominantes du moment, bien entendu, car comment prévoir aujourd’hui ce que signifiera « réussir » dans deux décennies ?), accomplissant sa vie selon les canons de l’adaptation sociale. Hélas pour ces parents qui voudraient organiser et prévoir l’aventure incertaine qu’est la vie, « l’enfant n’appartient qu’à son futur », comme le disait Mikhaïl Bakounine, et cette dernière vérité se trouve niée dans le concept de parentalité. Si l’on prétend s’y soucier de l’enfant, c’est pour mieux l’oublier, ne pas vouloir considérer que le « bébé aussi est politique », pour avaliser, contre l’évidence, des concepts flous, voire toxiques, qui auraient valeur éducative.
Par exemple, cette assertion psychologisante souvent entendue, qui affirme que pour élever bien son enfant, il faut d’abord se sentir bien soi-même [7]. Il est sans doute vrai qu’il est difficile d’élever un enfant si l’on ne se sent pas « bien », mais l’élevage d’un enfant est un jeu à plusieurs : l’enfant et ses parents et tous ceux qui entourent l’enfant ; l’important pour un parent n’est pas tant de « se sentir bien » en soi, que de bien sentir son enfant, d’entrer en contact avec lui, de devenir ainsi un parent suffisamment bon, même si, tout autour, le contexte est à l’incertitude, sur le futur, sur le présent, même. Entrer en contact avec son enfant, chercher à devenir un parent suffisamment bon, voilà une tâche qui peut aider l’adulte qui ne se sent pas bien dans sa vie à lui donner une autre dimension et à faire que l’éducation d’un enfant rende sa propre existence heureuse. L’enfant, s’il reçoit ce qu’il attend, va aider le parent en retour ; nous pouvons dire que l’éducation en famille opère dans deux directions, les parents élèvent les enfants et les enfants éduquent les parents ! Mais cette tâche collective, qui inclut l’enfant et lui laisse sa part de liberté, s’oppose de fait au narcissisme contemporain, qui postule que si je me sens bien, tous autour de moi se sentiront bien de manière quasi automatique, sans s’arrêter un instant sur le sens de « je me sens bien » et les conditions de réalisation d’un tel objectif. Peut-on se sentir bien en s’occupant peu des autres ?
Ainsi, quel travail s’accomplit autour du fait même d’être mère ? Que signifie être mère pour des jeunes femmes placées ? Aucune d’entre elles n’a de référence suffisamment bonne sur laquelle s’appuyer pour envisager son métier de mère avec quelque certitude. Quelques mères placées, cependant, ont déjà eu des enfants – mais qui ont été le plus souvent à leur tour placés, ce qui signe un échec [8]. Être mère est d’abord un défi : elles sont placées dans un centre, et au-dessus d’elles plane le doute que la société nourrit à leur égard. Sont-elles aptes à élever un nourrisson ? En ont-elles les capacités ? Possèdent-elles la bienveillance, la bientraitance et tout ce que véhicule le discours sur la parentalité ? Vont-elles pouvoir entrer dans une norme qu’elles n’ont jamais connue ? Des éducatrices qui, elles-mêmes, ne savent pas ce que c’est que de donner naissance à un enfant à soi, avec le cortège de doutes, d’espérances et de troubles qui envahit alors la mère (et le père s’il est présent), peuvent-elles croire qu’elles sont bien assez formées pour intervenir, sans prendre d’abord en compte la détresse que peut provoquer leur intervention ?
L’enfant tel un défi
Être mère est un défi que ces mères issues de parcours chaotiques se lancent à elles-mêmes ou qu’une grossesse non désirée mais finalement assumée leur pose. Avec elles ou face à elles, et quoi qu’en pensent la plupart des éducatrices elles-mêmes, le fait de la jeunesse de ces éducatrices et qu’elles ne soient pas elles-mêmes mères pose à l’évidence question. Non pas que ces éducatrices soient incapables de conseiller ces jeunes mamans, puisqu’elles ont été formées pour cela. Mais ces jeunes mères qui découvrent des enjeux qu’elles ne soupçonnaient pas, ne disposent alors que de la réponse institutionnelle, et non pas de celle, bien plus directe et simple, de l’expérience subjective. C’est bien parce qu’elles n’ont pas été mères elles-mêmes que les éducatrices, hélas, ignorent l’importance et la nature de la « détresse » que ressent tout jeune parent. La formation prime sur l’expérience intime, nous dit-on, et la parentalité en tant que concept éducatif se veut… objective. Donc, le caractère subjectif d’une perception individuelle en amoindrirait la valeur, tandis qu’un conseil étayé par une formation de caractère professionnel, reposant sur des études et travaux prétendument objectifs, aurait bien plus de portée. Le dilemme est en réalité beaucoup plus complexe.
Ainsi, dans une anecdote extrêmement significative, une professionnelle de la petite enfance travaillant alors en institution révèle toute la complexité et la douleur ressenties face à son propre enfant, l’instabilité de sa situation de mère : « Quand je suis devenue maman, [la professionnelle que je suis] n’existait plus du tout. Parce que j’ai été tellement déstabilisée que j’avais l’impression de ne plus être professionnelle, plus du tout ! Ah, mais c’était vraiment une tornade pour moi. Ma fille avait de la fièvre, 38,2 °C après un vaccin. 38,2 après un vaccin, j’ai appelé ma sœur en larmes pour qu’elle vienne. Pour vous dire à quel point j’étais déstabilisée. Je me suis retrouvée complètement défaite. La [professionnelle] n’existait plus. Il y a aussi tout cet aspect, beaucoup de choses à travailler dans la famille, et du coup elle [notre fille] nous a mis à travailler l’un et l’autre, sur notre passé, sur notre vécu. [9] »
Cette dimension de l’enjeu énorme qui se joue lorsque l’enfant arrive ne peut être expliquée et rationalisée ; elle est pourtant universelle, et croire que d’être un spécialiste parce qu’on a reçu une formation suffit à légitimer une intervention aux yeux d’une mère en détresse est un leurre. Ce qui se produit est juste un résultat, lui-même conforme à une attente, celle de l’institution. Une professionnelle peut en effet donner le « bon conseil » technique, le résultat qu’elle vise est en effet conforme à l’attente de l’institution, et la professionnelle l’atteindra sûrement. Mais il restera toujours l’incapacité pour chacun d’entre nous de mesurer la profondeur d’un désarroi que nous n’avons pas vécu ou approché nous-mêmes.
Amandine évoque sans détour sa difficulté d’être mère, juste au moment de la naissance : « C’est ça qu’est dingue, j’ai eu du mal à avoir un bébé, je le désirais, et à partir du moment où j’ai pu l’avoir, il y a plein de questions qui se sont posées après derrière : est-ce qu’il faut que je le garde ? Est-ce que ça va aller avec le papa ? Est-ce que je vais l’aimer ? Est-ce que je vais réussir à être une maman ? Et avant de le vivre, on ne peut pas vraiment savoir ce que c’est, c’est vrai. [10] » Ce qui n’empêche pas certaines éducatrices de prétendre l’inverse : leur formation leur aurait donc permis de tout savoir et tout comprendre… Certes, les psychologues sont mieux formés que les éducateurs pour donner la parole juste, réconfortante, mais ce n’est pas à cela que se limite le travail éducatif dans une institution accueillant des cas extrêmes tels que de jeunes mères placées. De plus, la parole de la psychologue médicalise ce qui ne devrait pas l’être, et instille même le doute : serait alors pathologique une réaction humaine, trop humaine.
Dans un centre maternel, il devrait s’agir de former une collectivité qui ressemble à une famille ou tend à y ressembler, non pas pour créer des liens qui deviendraient des entraves entre mères et éducateurs comme ceux que ces jeunes femmes ont connus dans leur enfance, mais pour rendre attrayante la vie de famille à ces nouvelles mères qui n’en connaissent que les dévastations. Il faudrait donc pour cela un espace d’échange qui ne soit en rien marqué par le caractère professionnel. C’est ainsi que les veilleuses de nuit, dont le niveau de professionnalisme est bien plus faible que celui des éducatrices si on le mesure en termes de diplôme, ont une vision tout à fait différente de ce qui se joue dans un tel centre – et heureusement pour les mères placées, qui apprécient au plus haut point leur humanisme simple et direct, le soir venu.
La parentalité, une politique technicienne
La technicité du travail d’éducateur ne peut correspondre à ce qui se joue dans le plus intime des êtres. Selon nous, telle est l’une des critiques les plus fondamentales à adresser à l’ensemble du travail social : la société est devenue si complexe, si « mégamachinique [11] », nous sommes tellement réduits à l’état de rouages d’un système technicien, que la vie, les fondements de l’espèce humaine, laquelle ploie sous ce poids mais ne rompt pourtant pas, tendent à devenir incommunicables à ceux qui souffrent, surtout de la part de ceux dont l’office est, précisément, de faire fonctionner cette machinerie dépourvue de toute humanité. L’erreur des éducateurs n’est pas du tout éducative ; la plupart d’entre eux sont « suffisamment bons » et ont la foi chevillée au corps. Non, leur faiblesse relève de la politique ; leur erreur d’appréciation tient dans leur manque d’analyse éthique et politique de cette société. Si une telle analyse était présente à chaque instant, aucun éducateur n’accepterait une tâche hors de proportion avec le caractère extrême des cas qu’ON lui demande de traiter.
Un autre domaine nous semble valider cette hypothèse : la drogue. Face à un drogué, les techniciens de l’addictologie peuvent bien entendu comprendre ce qui se joue, et aider un drogué à se désintoxiquer, mais jamais ne comprendront-ils le rapport intime du drogué à ce qui le détruit pourtant. Ils sauront poser des mots, pourquoi pas justes, sur l’attrait de la dépendance ou l’envie d’un ailleurs au prix de son propre anéantissement, mais ils ne sauront jamais rien de l’étincelle qui aboutit à la consommation de drogues destructrices. Et ils croiront toujours que la libération vaut mieux que la dépendance, que la réalité vaut mieux que la fuite [12].
Cette contradiction majeure entre l’apprentissage et l’incommunicabilité, qui met en péril d’une certaine manière les processus de transmission de génération à génération, d’individu à individu, n’est pas propre au travail social, au secteur médico-social ou à tout travail éducatif en général. Elle relève du mode même de fonctionnement de la machinerie sociale actuelle : face à l’exubérance de la vie, la réduction de chacun d’entre nous à l’état de rouage est l’objectif recherché par tout État. Qu’il s’agisse des Égyptiens ou des Romains de l’Antiquité, ou de nos jours de la société dite néolibérale, cet objectif reste le même, avec des moyens certes tout à fait différents sur le plan technique. La philosophie reste inchangée : tout marche mieux si les humains acceptent de se réduire au rang de rouages, dans un processus de servitude volontaire magistralement démonté il y a cinq siècles déjà par Étienne de La Boétie [13].
Lorsque cette philosophie se heurte aux « déchets » produits par le processus technico-social lui-même, comme le sont les enfants et les mères placés, les jeunes délinquants et autres cas extrêmes, l’espace de liberté dans lequel introduire un « grain de sable » devient si réduit que la mission semble impossible. C’est sans aucun doute à l’honneur des éducateurs de tenter quelque chose en ce sens, mais l’objectif est hors d’atteinte sans une critique politique, éthique et philosophique radicale de l’institution, de l’État et de la norme comme valeur.
Le mode de fonctionnement de la machinerie sociale, de laquelle l’ensemble du travail d’éducation spécialisée n’est qu’un rouage, ne peut être compris sans analyse politique. La parentalité en fournit une belle occasion. Elle est au fond un discours normé, extrêmement normé, sur un processus intime, extrêmement intime. L’apparition même du discours sur la parentalité signe ainsi une nouvelle pénétration du monde de la machine, de la technique, de la bureaucratie, dans les sphères les plus biologiques et intimes qui soient, celles qui relèvent de la reproduction même du vivant et qui tiennent à la fois de la physiologie, de la psychologie et du sentiment, de la valeur même que nous attachons à la vie. Les adultes, par le biais du respect des normes de la parentalité, se trouvent être les rouages tout autant que les victimes d’une vision étriquée et normative du vivant.
L’idéologie de la parentalité comme mode d’élevage normal des enfants implique tout d’abord que l’élevage des enfants n’est pas une évidence et qu’il ne peut se dérouler sans aide ni sans heurts. Des éducateurs ou des psychologues peuvent intervenir dans la vie familiale. Le caractère totalitaire de cette prétention n’est jamais souligné, alors que ce n’est que dans les régimes totalitaires que nous retrouvons cette volonté de l’État de tout contrôler, de l’Italie mussolinienne à la Chine maoïste, en passant par l’Allemagne nazie. Que ce contrôle soit ressenti comme « doux » dans la France des années 2020 ne correspond pas à la réalité telle qu’elle est perçue par les familles placées sous surveillance : lorsque ce contrôle s’exerce réellement, il n’est jamais doux, mais toujours intrusif, voire violent.
Mais ON a l’impression qu’il est exagéré de parler de totalitarisme parce que des experts en parentalité ne viennent pas contrôler ce que font les parents dans toutes les familles – et certes, mais il en était de même dans l’Allemagne ou l’Italie des années 1930, ou en Chine sous le parti communiste chinois, donc y compris de nos jours [14]. Seules sont contrôlées et rappelées à l’ordre, jusqu’à la dislocation, les familles qui échouent à se conformer aux normes, ou plutôt : à cacher qu’elles ne se conforment pas à la norme. Ces familles-là, signalées ou dénoncées, sont dès lors surveillées, parfois à raison.
Il n’est pas question ici de contester le fait que des enfants soient retirés à leur famille toxique, mais le paradigme qui s’applique ensuite, à savoir un cadrage de caractère autoritaire, n’est à coup sûr pas le bon, et toutes les familles signalées ne présentent pas le même degré de toxicité pour les enfants.
La politique de la parentalité ne se contente cependant pas de ramener dans le chemin qu’elle a défini comme « droit » les familles qui s’en éloignent. Elle fait peser sur toutes les familles, signalées ou non, le poids du doute, celui de ne pas savoir être des parents « suffisamment bons », et elle fait consentir à tout ce qu’impose l’État en matière d’élevage normal des enfants, depuis les vaccins obligatoires jusqu’à l’école dès l’âge de trois ans et bientôt à deux ans [15]. L’idéologie de la parentalité agit comme une méthode de conditionnement éducatif, avant même l’entrée à l’école maternelle.
Nous sommes désormais bien loin des idéaux de 1968, lorsque Gérard Mendel affirmait, dans l’un des livres « déclencheurs » des événements de mai, La Révolte contre le père : « L’apprentissage de la liberté individuelle et sociale par l’enfant d’âge scolaire nous paraît le meilleur, et peut-être le seul, antidote aux dangers liés au développement, qui ne peut aller qu’en s’accélérant vertigineusement, de la Technologie [16]. » Les cadres de la parentalité nient cette liberté individuelle et sociale de l’enfant, surtout à son plus jeune âge ; à l’inverse, ils sont une adaptation au monde futur – pour l’enfant – qu’il découvrira en grandissant, celui des rouages technocratiques, loin de la réalité biologique et humaine de l’espèce. Loin de l’expression d’une liberté individuelle et sociale.
Les normes de la parentalité apparaissent ainsi en plusieurs étapes. D’abord et en nous plaçant dans le temps long de l’histoire, il fallait recréer quelque chose après « la révolte contre le père » des années 1960-1970. Des « penseurs » relayés par un appareil déjà acquis au consensus lancent alors une idée « bienveillante », celle d’aider et d’accompagner les parents. Une sorte de « cahier des charges » ou de protocole consensuel du métier de parent sembla, pour ces penseurs du retour à l’ordre, une excellente idée, présentée sous des atours libéraux qui plus est. Peu à peu, certaines critiques s’élevèrent cependant, ce qui fut l’occasion de resserrer le discours de la parentalité, de le faire évoluer, et ainsi, de le faire vivre et pénétrer dans les têtes. D’autant que le contexte s’y prêtait : éclatement de la famille dite traditionnelle, recomposition, nouveaux modes d’obtention technologique des enfants, attaque en règle contre les foyers d’enfants (les MECS et les lieux de vie), désinstitutionnalisation… Tout le contexte s’y prête en effet : face à un tel déferlement d’incertitudes, la parentalité apparaît dès lors comme un havre de bon sens, qu’il ne faudrait pas critiquer tellement elle est pétrie de bons arguments. Pourtant, elle n’est qu’un des éléments de ce qui consiste, en dernier ressort, à gommer ce qui reste de « liberté individuelle », comme le soulignait en 1968 Gérard Mendel, pour participer au développement vertigineux de la Technologie : adapter l’enfant, dès son plus jeune âge, à des normes.
Vers le chaos
Ce déferlement d’incertitudes, dont certaines nous orientent dans des directions contradictoires – car le processus est loin d’être régulier et finalisé ! –, explique l’évolution chaotique de certains fondements majeurs de l’éducation spécialisée : institutionnalisation et maintenant désinstitutionnalisation ; éducateurs comme substituts parentaux puis en retrait pour laisser toute leur place aux parents ; éloignement de l’enfant de sa famille toxique puis maintien du lien à tout prix, y compris si l’éducateur, par exemple, constate à quel point l’annonce d’une visite médiatisée avec ses parents trouble l’enfant, qui régresse alors – et cela même si ce dernier exemple n’est pas généralisé, car heureusement, dans certains services, il est tenu compte de ce que l’enfant exprime alors. Peu importent ces errements contradictoires : il faut servir une idéologie dont ON suppose qu’elle fera, à terme, sens, puisqu’elle inscrira l’enfant dans un dispositif de pensée conforme au consensus du moment. C’est parce que l’idéologie est produite par l’ensemble de la société qu’elle fait sens pour ses membres, sans se questionner sur la manière dont les valeurs sur lesquelles elle s’appuie ont été produites, discutées, remises en cause, acceptées. ON inscrit au fond les enfants dans un univers chaotique dont cette société sait déjà, « inconsciemment » diraient certains, qu’en effet, il sera chaotique dans les années qui viennent.
La véritable question éthique est : quel sens cela a-t-il pour une génération de transmettre à la génération qui suivra l’idée qu’elle vivra dans le chaos, de l’entraîner pour supporter cela – car nous entraînons nos propres enfants, placés ou pas, à vivre dans la désillusion, l’incertitude absolue et le chaos –, tout en sachant que le chaos n’est pas désirable et en ne faisant rien ni pour l’atténuer ni pour le dépasser ?
[1] Selon la définition donnée en 1997 par le ministère de l’Emploi et de la Solidarité.
[2] Gérard Neyrand, « Le bébé et les affiliations : une dynamique évolutive », in Bébé sapiens. Du développement épigénétique aux mutations dans la fabrique des bébés, Actes du colloque tenu à Cerisy-la-Salle en 2017, éditions Érès, 2017, p. 195.
[3] Lire à ce sujet <ined.fr/fr/tout-savoir-population/memos-demo/focus/homoparentalite/> ainsi que Insee références « Ménages et Familles » (numéro du 19 novembre 2019).
[4] 56 % des bébés sont nés hors mariage en 2011, contre 37 % en 1994. C’est donc dans les années 2000 que s’est produit ce basculement. Voir par exemple <ocirp.fr/liste-des-dossiers/famille-recomposee>
[5] Voir <insee.fr/fr/statistiques/4285341>
[6] Nous pourrions citer de très nombreux exemples de concepts idéologiques qui sont comme des os à ronger pour quelques penseurs en mal de célébrité, comme la « résilience » que l’ON accommode désormais à toutes les sauces, la bienveillance qui n’a plus grand-chose à voir avec une compréhension profonde de l’empathie et de ce qui peut en découler, ou encore les « lois naturelles »…
[7] Idée reprise par une éducatrice du centre : « … prendre soin de soi, le bien que ça nous procure, l’apaisement que ça nous procure. On aura peut-être envie de le faire un peu plus avec notre enfant, mais surtout on sera plus confiant dans notre rôle de parent vis-à-vis de notre enfant ».
[8] Pour beaucoup, ce n’est que le fruit d’une injustice. C’est en tout cas ce qu’affirme Jeanne, dont les deux filles aînées ont été placées avant son arrivée au centre.
[9] Entretien avec une professionnelle, 2019.
[10] Entretien du 16 août 2019.
[11] Voir Lewis Mumford, Le Mythe de la machine, ouvrage fondamental sur l’évolution humaine et la puissance démesurée de l’outil, ouvrage déjà cité.
[12] Selon le titre de l’ouvrage fameux d’Henri Laborit, l’un des « inventeurs » des neuroleptiques, Éloge de la fuite (1976). Laborit y critique la révolte, et ne voit d’issue à ce monde que dans la fuite, selon la présentation du livre…
[13] Lire le fameux Discours de la servitude volontaire, éditions Payot.
[14] Notamment avec le système de crédit social, en vigueur en Chine, fondé sur une normalisation à outrance des comportements, la télésurveillance et la délation généralisée.
[15] Le très volumineux ouvrage collectif sous la direction de Bernard Lahire, Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, bâcle ainsi sa conclusion en quelques lignes par une « recette magique » (p. 1178-1179) que l’ensemble de l’ouvrage contredit pourtant : la maternelle dès l’âge de deux ans. Nous y voyons une simple reproduction du discours consensuel et dominant de la parentalité, avec la nécessité de séparer tôt l’enfant de sa famille pour le faire concourir à la lutte pour le travail, pour le bon emploi, le poste utile comme rouage efficient de la machinerie sociale.
[16] La révolte contre le père. Une introduction à la sociopsychanalyse, Payot, 1968, p. 398.